19 décembre 2005. Le Figaro
«Le pouvoir d’Ahmadinejad est limité»
Interview avec l’intellectuel iranien Emadeddin Baghi
Par Delphine Minoui (Téhéran)
Emadeddin Baghi, 43 ans, dirige à Téhéran l’association de défense des prisonniers. Cet intellectuel iranien, emprisonné de 2000 à 2003 pour, entre autres, ses écrits dénonçant la peine de mort en Iran, vient de recevoir le Prix des droits de l’homme de la République française. Il commente les dernières déclarations du Président Ahmadinejad.
CAhmadinejad qui, après avoir appelé à « rayer Israël de la carte », vient de qualifier omment percevez-vous les déclarations du Président l’holocauste de mythe ?
Ce sont des propos provocateurs, qui rompent avec la politique iranienne de ces vingt dernières années. La République islamique d’Iran n’a certes jamais reconnu la légitimité de l’Etat d’Israël, mais ni Rafsandjani ni Khatami ne se sont jamais prononcés en faveur d’un anéantissement d’Israël. De plus, en vertue du respect des droits de l’homme, ce n’est pas le rôle d’un peuple, encore moins d’un Etat de prendre des décisions à la place d’un autre Etat. C’est aux Palestiniens de gérer leurs différends avec Israël. L’Iran n’a pas à s’en mêler en essayant de réinterpréter l’histoire. Ignorer ce principe de non-ingérence, c’est provoquer une attaque israëlienne, c’est ouvrir la porte à d’autres pays qui aimeraient décider à notre place du futur de notre pays, – sous entendu les Etats-Unis -.
A l’heure où l’Iran durcit également son discours relatif au dossier nucléaire, les Européens s’inquiètent. Considérez-vous comme une solution le possible rappel des Ambassadeurs européens en poste à Téhéran ?
Je pense que les Européens prennent trop au sérieux les déclarations d’Ahmadinejad. D’après moi, ses déclarations à l’égard d’Israël visent avant tout un objectif de propagande interne. C’est un moyen, pour lui, de détourner l’attention de certains de ses électeurs, déçus de ne pas voir le gouvernement tenir les promesses de la campagne présidentielle sur l’amélioration de leur niveau de vie. Ahmadinejad avait promis « d’apporter l’argent du pétrole sur la table du peuple ». Où est cet argent ? Personne n’en a encore vu la couleur. Alimenter le spectre d’une possible attaque israêlienne est un bon moyen d’essayer de re-souder la population. C’est également une bonne raison, pour les autorités, de museler la presse et de justifier la répression politique interne.
Les Européens ont proposé aux Iraniens d’enrichir l’uranium en Russie afin de rassurer la communauté internationale. Mais l’Iran a récemment répété qu’il était hors de question que la production du combustible se fasse hors du pays. Pour l’heure, aucune solution ne semble avoir été trouvé. Si vous deviez faire une proposition, que suggéreriez-vous ?
Le seul moyen de mettre un terme à ce problème, c’est de soutenir le processus démocratique iranien qui émane de la société. Si le monde s’inquiète de voir l’Iran ou la Corée du Nord, et non l’Inde, développer leur programme nucléaire, c’est parce ces pays ne sont pas des démocraties.
A l’intérieur, Ahmadinejad est-il pleinement soutenu par le guide religieux et par le clan conservateur ?Le pouvoir d’Ahmadinejad est limité. En Iran, le Président n’est pas la personnalité la plus importante. Le guide religieux reste le numéro un du régime. Aujourd’hui, même si l’ayatollah Khamenei n’est pas pleinement d’accord avec Ahmadinejad, il sait l’utiliser pour effrayer les autres. Ahmadinejad est comme un épouvantail que les parents utilisent pour faire peur aux enfants. Il faut également noter qu’Ahmadinejad a également rencontré récemment de vives oppositions de la part de son propre clan, notamment sur sa sélection de nouveaux Ministres.
Pourrait-on envisager une fronde anti-Ahmadinejad pour le destituer ?
On pourrait envisager qu’il soit écarté du pouvoir sur la base de sa mauvaise gestion des affaires internes du pays. Mais quand il s’en prend à Israël ou à l’Occident, – une rhétorique qui s’inscrit dans les valeurs de la révolution islamique -, il sait qu’il est protégé, car personne au sein du pouvoir n’osera s’opposer à lui. S’opposer à lui sur cette question serait interprété comme un soutien à Israël.
Pour beaucoup d’Européens, l’élection d’Ahmadinejad, inconnu du grand public, en juin dernier, est demeurée une énigme. Comment analysez-vous sa victoire ?Les réformateurs, – qui ont dominé la scène politique pendant huit ans – , se sont trop concentrés sur des questions abstraites comme la démocratie et la liberté d’expression. Ils ont ignoré les attentes économiques du peuple. Ce fossé culturel entre la classe intellectuelle et le reste de la société a favorisé la victoire d’Ahmadinejad.
Vu de l’extérieur, un rideau noir est tombé sur la scène iranienne : purges ministérielles, rappels de certains Ambassadeurs iraniens connus pour leur position réformatrice, appel à la création d’une « société islamique exemplaire »… Comment des intellectuels, comme vous, vivez la situation actuelle ?
On est pessimiste. Sous Khatami, la censure sur les livres s’était assouplie. A l’heure actuelle, mes trois derniers ouvrages sont bloqués au sein du nouveau Ministère de la Culture. Et puis les prisonniers politiques n’ont plus le soutien du Parlement, désormais majoritairement conservateur.
En dépit d’une mainmise totale des conservateurs sur les différents leviers du pouvoir, on est impressionné de voir que la société civile continue à s’exprimer, via les ONG comme la vôtre, via la presse, via le théâtre. Drôle de paradoxe ?
Dans notre société, il y a des institutions qui ont appris à s’exprimer. Pendant ses huit années de mandat, Mohammad Khatami a toujours toléré la critique, y compris à son égard. La presse a saisi cette ouverture pour être plus incisive. Il est maintenant difficile de faire marche arrière. Il y a un débat qui s’est instauré dans la société. Aujourd’hui, les autorités iraniennes ont beau mettre la pression, elles ne peuvent pas empêcher la société de s’exprimer.